L’espace numérique ou l’espace « suggéré »

Sabrina Bevilacqua[1]*

Universidad de Buenos Aires (Facultad de Ciencias sociales, Facultad de Psicología)

Instituto de Educación Superior en Lenguas Vivas « Juan R. Fernández »

Argentina

Resumen

En este trabajo, nacido de un estudio de doctorado más vasto sobre procesos tecnodiscursivos y la naturaleza de la performatividad en los ecosistemas digitales, trataremos de problematizar la noción de espacialidad (en estrecha relación con la de temporalidad) y resaltar su importancia para comprender la producción de significado en línea. Al mismo tiempo, intentaremos explicar cómo funciona la performatividad en un entorno digital que, según Milad Doueihi (2011), altera radicalmente nuestra relación con la espacialidad. Dado que esta presentación es solo una síntesis de los puntos fundamentales de una búsqueda más amplia, basada en la observación de datos empíricos, presentaremos las líneas generales que abren nuevas preguntas teóricas. Abordaremos nuestra reflexión epistemológica desde un cruce de enfoques teóricos que reivindican las Ciencias del Lenguaje y las Ciencias de la Información y la Comunicación. Por lo tanto, se tratará de pensar el espacio, la performatividad y las actividades programáticas de los usuarios a través de la mirada de la sociopragmática, de la semiótica accional y, en particular, mediante un enfoque hipertextual o reticular de las plataformas digitales. Esta propuesta teórica permitirá reelaborar la inscripción o producción de sentido en línea y la inteligibilidad de la espacialidad digital en relación con el aspecto artefactual de los signos nativos.

Palabras clave: tecnodiscursos, espacialidad, actividades programáticas, performatividad, hipertexto.

Abstract

In this work, born from a more in-depth doctoral study on technodiscursive processes and the nature of performativity in digital ecosystems, we will try to problematize the notion of spatiality (in close relation with that of temporality) and to highlight its importance to seize meaning production online. At the same time, we will try to understand how performativity works in a digital environment that, according to Milad Doueihi (2011), radically alters our relationship to spatiality. Since this presentation is only a synthesis of the fundamental points of a broader search, based on the observation of empirical data, we will present the general lines opening up new theoretical questions. We will approach our epistemological reflection from a cross of theoretical approaches claiming Language Sciences and Information and Communication Sciences. It will therefore be a question of thinking about the space, the performativity and the programmatic course of the users through the look of the Sociopragmatic of the Actional Semiotics and, in particular, under the prism of the hypertextual or reticular approach of the digital surfaces. This theoretical marriage will make it possible to rework the meaningful online inscription and the intelligibility of digital spatiality in relation to the artefactual aspect of the native signs.

Keywords: techno-discourse, spatiality, programmatic activities, performativity, hypertext.

Résumé

Dans ce travail, né d’une étude doctorale plus approfondie sur les processus technodiscursifs et la nature de la performativité dans les écosystèmes numériques, nous chercherons à problématiser la notion de spatialité (en rapport étroit avec celle de temporalité) et à mettre en évidence son importance pour saisir la production de sens en ligne. Nous tenterons, parallèlement, de comprendre comment opère la performativité dans un environnement numérique qui, selon Milad Doueihi (2011), modifie radicalement notre rapport à la spatialité. Étant donné que cet exposé n’est qu’une synthèse des points fondamentaux issus d’une recherche plus élargie, basée sur l’observation des données empiriques, nous présenterons les lignes générales ouvrant de nouvelles questions théoriques. Nous aborderons notre réflexion épistémologique à partir d’un croisement d’approches théoriques se réclamant des Sciences du Langage et des Sciences de l’Information et de la Communication. Il sera donc question de penser l’espace, la performativité et le parcours programmatique des usagers à travers le regard de la Sociopragmatique de la Sémiotique actionnelle et, notamment, sous le prisme de l’approche hypertextuelle ou réticulaire des surfaces digitales. Ce mariage théorique permettra de retravailler l’inscription signifiante en ligne et l’intelligibilité de la spatialité numérique en rapport à l’aspect artefactuel des signes natifs.

Mots clés : technodiscours, spatialité, activités programmatiques, performativité, hypertexte.

Fecha de recepción: 12-08-2019. Fecha de aceptación: 18-12-2019.

Dans ce travail, né d’une étude doctorale plus approfondie sur les processus technodiscursifs et la nature de la performativité dans les écosystèmes numériques, nous chercherons à problématiser la notion de spatialité(en rapport étroit avec celle de temporalité) et à mettre en évidence son importance pour saisir la production de sens en ligne. Nous tenterons, parallèlement, de comprendre comment opère la performativité dans un environnement numérique qui, selon Milad Doueihi (2011), modifie radicalement notre rapport à la spatialité. Étant donné que cet exposé n’est qu’une synthèse des points fondamentaux issus d’une recherche plus élargie, basée sur l’observation des données empiriques, nous présenterons les lignes générales ouvrant de nouvelles questions théoriques.

Nous aborderons notre réflexion épistémologique à partir d’un croisement d’approches théoriques se réclamant des Sciences du Langage et des Sciences de l’Information et de la Communication. Il sera donc question de penser l’espace, la performativité et le parcours programmatique des usagers à travers le regard de la Sociopragmatique de la Sémiotique actionnelle et, notamment, sous le prisme de l’approche hypertextuelle ou réticulaire des surfaces digitales. Ce mariage théorique permettra de retravailler l’inscription signifiante en ligne et l’intelligibilité de la spatialité numérique en rapport à l’aspect artefactuel des signes natifs.

L’étude de l’espace s’avère essentielle d’autant plus qu’il s’agit d’une « zone » socialisée à explorer qui révèle une rhétorique particulière dans les écologies numériques. En effet, on est confronté à une surface plurisémiotique sur laquelle les activités programmatiques menées par les usagers semblent construire, dans une sorte de géométrie signifiante, la spatialisation de leur existence sur le Net. Nous pouvons affirmer que l’interface est un espace « suggéré » ; une allusion à un espace qui émerge des dynamiques hypertextuelles combinant différents types d’actions programmatiques et de signes (linguistiques, suprasegmentaux, non linguistiques).Enfin, l’usager conçoit l’espace interfacé par un investissement d’actions successives : l’espace semble être évoqué — et intelligible — par le degré de présence (Merzeau, 2009) ou inscription en ligne.

Au moment de l’agir en ligne, on se trouve donc face à un espace qui parle – et non pas parlé (Genette, 1966, pp.102-103) – ; on survole une zone qui est manifestée plutôt que désignée. Cet espace « se dit », « s’écrit » et définit ses contours en même temps que les usagers performent leur agir en « se détournant », en inventant des parcours de recherche. En d’autres termes, c’est l’espace numérique qui peut donner sens à la performativité des activités programmatiques par le biais d’un lexique métaphorique l’évoquant sans le nommer – mur, contacts, profil, groupes, plateforme, etc. – et d’un agir signifiant non désigné mais postulé comme « norme » partagée : l’hypertextualisation.

Dans un sens, on pourrait dire que l’espace ressemble à la partition d’une composition musicale qui, pour qu’elle se révèle vraiment à nous, doit être interprétée par un orchestre. L’interface nécessite que nous nous y plongions complètement, assidument, sans retenue et sans mensonge pour faire émerger les parcours qui nous dessinent, qui nous tracent, qui nous détournent, qui nous construisent parmi la surface digitale. Seul l’usage, les usages peuvent permettre de percevoir l’espace numérique que constitue la plateforme.

Ainsi, il faut que l’usager numérique regarde, recule, avance, hésite ou se perde dans un point de fugue pour que l’espace devienne visible et mouvant. G. Genette (1966), dans son étude sur le langage et l’espace, relate que l’espace se construit à partir de l’absence d’espace, du vide : le vide détermine l’espace et vice-versa. Suivant cette logique, l’hypertexte des plateformes est dynamique et manifeste dès lors tant l’espace que le vide qui ne coexistent en surface que lorsque l’usager active, par exemple, un hyperlien— signe nécessitant une activation particulière au moyen de la souris—ou une icône.

Alexandra Saemmer (2008, p. 75) définit l’hypertextualisation comme « les possibilités d’interaction et de mise en mouvement du texte » sur l’interface numérique ouvrant « le champ sémantique du texte vers de nouvelles significations ». Étant dynamique, l’hypertextualisation constitue une « fracture dans l’enchainement discursif » qui dote l’hypertexte d’un potentiel performatif associé à l’activité de lecture, donc interactif – les identifications ne seraient-elles pas de formes de lecture, de détournements ? –. La chercheure rappelle aussi que le lien hypertexte ou, pour reprendre ses mots, « la tentation fatale du clic » possède un double statut d’usage ‘linguistique et informatique’ : il est signe linguistique mais il présente « une signalétique qui rapproche sa fonction de celle d’un bouton ».C’est-à-dire, un bouton sur lequel on presse pour passer d’un espace à un autre confortant l’idée selon laquelle l’hypertexte est aussi un signe-passeur (Davallon & Jeanneret, 2004).

Envisagé ainsi, l’espace révèle principalement le contenu que l’usager a décidé de faire apparaître en écartant de son regard les vides qui entourent ces espaces choisis. On tombe, comme avec l’intertexte, dans une sorte de sur-spatialisation dans le sens où l’espace s’étend vers d’autres espaces qui s’entremêlent pour mieux faire entrer l’usager dans un « cyberespace », métaphore réussie pour désigner un méta-espace numérisé. Précisons que les espaces « scrutés » dans les différentes surfaces, choisis par les internautes, constituent une sélection de moments/espaces sémantiques spécifiques qui font partie du devenir numérique et qui placent l’utilisateur là où il éprouve l’expérience de l’immersion. De cette manière, loin d’être objectivé dans un moment qui le désigne et qui l’immobilise en tant qu’usager, il se montre au contraire agissant, signifiant en s’y plongeant et en « traçant » et en se laissant « tracer » par des actions répétitives.

Lorsque Michel de Certeau (1998) envisage les cités à partir des notions de pratiques d’espace et de parcours urbains en essayant d’opposer la ville en tant que lieu à l’espace urbain en tant que parcours, il pose les principes de base de la maîtrise de l’hypertexte. Dans le même élan, Jean Clément (1995) précise que l’expérience de l’hypertexte ressemble à l’expérience de ceux qui découvrent une ville en la parcourant : il s’agit de passer d’une vision panoramique à celle d’un champ peu visible. Il ajoute que le parcours est pour l’hypertexte ce que l’énonciation est pour la langue. On peut donc lui reconnaître une triple fonction énonciative : a- un processus d’appropriation du système « topographique » de la part de l’usager ; b- la réalisation spatiale d’un endroit ; c- des relations entre positionnements différenciés, des contrats pragmatiques sous forme de mouvements au moyen desquels on accède à l’altérité d’où émanent d’autres contrats intervenants aussi dans l’acte de communication. Appliqué sur le discours numérique, cela signifie que l’usager s’approprie un système plurisémiotique complexe qui se réalise à travers l’hypertexte (en tant qu’espace ou en tant que signe-passeur vers des espaces) qui respecte un ensemble de « contrats » tacites, implicites et relatifs aux types de « parcours », aux types de « déplacements » (physiques ou cognitifs) numériques qui se manifestent sous la forme de mouvements, d’actes performatifs dans le sens qu’ils actualisent constamment la présence en ligne.

Évidemment, dans la praxis numérique, la discursivité manifestée particulièrement par le langage écrit et par l’aventure hypertextuelle — une énonciation pionnière selon Jean Clément (1995) —n’est pas moins importante que le temps et que l’espace. Là où le langage est présent, il existe l’étendue temporelle et l’épaisseur de l’espace (Genette, 1966, p. 107). En surface, l’enjeu de l’utilisateur est tourné vers la perception non pas d’un « contenu » qui lui est proposé mais de l’existence en surfacequi n’est possible que s’il s’engage dans la performativité, c’est-à-dire s’il performe cette existence au moyen du discours (en tant que procédés scripturaux plurisémiotiques) et des comportements performatifs qui ne sont appréhendés que dans un espace interfacé. Ces derniers concernent les types d’actions non linguistiques qui façonnent la conscience du sujet (celle d’être en réseau) en créant un réseau d’intentions signifiantes. L’action dont nous parlons fait émerger activement ce monde de sens et, en même temps que le sujet stocke dans sa mémoire épisodique le parcours qu’il construit hypertextuellement, il active un réseau devisées intentionnelles (Merleau-Ponty, 1942, p. 186) adressées aux autres participants de l’échange virtuel et laissées dans le dispositif comme traces de comportements effectués.

La fréquentation des interfaces permet de constater que les dispositifs techniques offerts dans les différentes plateformes (outils graphiques, outils de visualisation, plans et guides de la lecture, etc.) et qui permettent de matérialiser l’hypertexte ne « font » pas l’hypertexte. Jean Clément (1995) précise que ce que nous lisons :

(…) Ce n'en est que la représentation symbolique. Car l'hypertexte n'est pas à lire, il est à écrire. Le sens n'y est pas institué une fois pour toute. S'il s'agit de retrouver une information, les bases de données y pourvoient. S'il s'agit de suivre une argumentation, l'ordre du raisonnement induit la linéarité du propos. La spécificité de l'hypertexte est qu'il institue une énonciation piétonnière. On peut le parcourir avec un plan, suivre les indications de rues. Mais à chaque carrefour, c'est le piéton qui décide de la direction à prendre, du détour ou du raccourci. Et dans ce qui le fera tourner à droite ou à gauche, il y a toute l'alchimie qui s'établit entre les humeurs du promeneur et les ambiances de la ville. Le parcours de l'hypertexte est une dérive (pp. s/d).

Ainsi, soumis aux rythmes linguistiques, discursifs et numériques de l’hypermédia les sujets sont poussés à performer leur existence en ligne, voire leur spatialité numérique. Il en résulte que discours, temps et espace se définissent mutuellement : l’un se réalise dans l’autre et inversement. Suivant la pensée de M. Merleau-Ponty (1945), nous pouvons affirmer qu’au sein des écologies web, cette triade ne peut exister qu’en « s’effectuant », qu’en « l’effectuant ». Cette triade semble réticente à la seule perception, à la simple délimitation, à la seule capacité de référer. Voilà pourquoi nous tenons à une existence numérique phénoménale, ce qui veut dire un discours, un temps, un espace et un sujet existant tels que nous les vivons dans un perpétuel agir collectif. À chaque fois que nous les convoquons, ils font jaillir une nouvelle épaisseur, une autre étendue, une signifiance imprévue. Peut-on parler d’un « moment » existant dans un endroit précis de l’épaisseur spatiale et d’une « place » précise existant dans un point particulier de l’étendue temporelle ? Cela signifierait que le temps constitue un éternel présent où convergent passé et futur, que l’espace franchit les frontières du vide en s’hypertextualisantet, enfin, que le discours dépose du sens hors de l’instance qui l’énonce.

On constate, à notre avis, que parler des métaphores de l’espace, du temps, c’est aussi métaphoriser le sujet numérique à partir de la performativité inhérente de l’agir. Selon Mathias (2004, p. 6) il n’y a pas un monde virtuel et un monde réel : « il n’y a qu’un monde, et notre immersion dans les réseaux en est un moment ou une suite de moments ». Cette immersion est aussi « réelle que nos douleurs, nos plaisirs, notre ennui ou nos joies » (p. 8).

Nous avons affaire à des évocations qui tentent de traduire la nature du signe culturel et complexe qu’est le Web puisque Internet et réseau ne sont que des métaphores du « modèle analytique de la structure d’un espace socionumérisé construit par des relations » (White, 1995, p. 705). Le sujet est aussi métaphorisé dans nombre de travaux qui analysent la présence/absence des traces du sujet dans le Web. La présence/absence renvoie et valide l’existence du « vide » à l’intérieur d’un espace qui ne vaut (en tant qu’espace) que par la présence impliquant de facto l’absence d’un autre (sujet et/ou espace). De plus, le terme « navigation » est une autre métaphore qui réfère à l’idée de parcours (impliquant des espaces « invisibles » inclus) ainsi qu’à l’idée de la nécessaire durée de ces parcours. Le numérique est lui-même un transitif métonymique et reflète tous ces effets rhétoriques qui sont en même temps la preuve de la complexité du système que l’homme métaphorise pour clarifier.

Survenance de l’espace et pratique hypertextuelle

La vision « technologique » de l’Internet, véhiculant un certain déterminisme, conduit à l’incapacité de préciser les contours de l’espace discursif réticulaire qu’il représente. Tant les pratiques scripturales que les usages opératoires des sujets capturent des « moments » infinis de cet espace réticulaire ainsi que des « segments » infinis s’en appropriant au moyen de l’écriture, de la mise en discours et des actes intentionnés. Capturer « des moments qui sont des espaces et des espaces qui sont des moments » rend la démarche… circulaire… ou plutôt paradoxale même si une caractérisation de l’Internet neutralise le propos : entre ubiquité et espace réticulaire (Mathias, 2004, p. 1).

 La question de la définition et de la nature de l’Internet impose, en quelque sorte, sa problématisation en tant qu’espace de relation (Mathias, 2004, p. 8-9) dans lequel il y aurait une conjonction de l’« être », de l’« agir » et du « penser » en réseau. Nous avons affaire donc à une pensée ou idéologie constituante de l’activité numérique qui, sociosémiotise un type d’être ou existence tant spatialisée que temporalisée. Dans le sens des propos de Paul Mathias (2004), nous admettons que les pratiques créent leur espace propre et que les espaces provoquent ces pratiques. Construction de l’espace par les pratiques et les usages numériques… finalement, cela est proche du point de vue d’Imad Saleh & Hakim Hachour (2012) qui conçoivent l’hypertextualité comme problématique structurante du média numérique pour tenter d’évaluer son inscription sociale. Ils avancent qu’une approche de l’hypertextualisation s’avère avantageux pour l’étude des comportements technodiscursifs car ceux-ci sont induits de ce type de structuration et révèlent ainsi l’impact des technologies sur l’ensemble des activités humaines. Les auteurs soutiennent que le Web cristallise cet impact représenté par l’hypertexte et l’hypermédia. Le Web est caractérise par sa prégnance ou hypermediacy[2], c’est-à-dire que ce média nourrit le contenu des interfaces favorisant l’interaction avec ceux qui l’utilisent. Cet hypermédia « contraint (…) fortement les représentations et son usage en contrepartie de nombreuses opportunités d’interactivité » (Saleh & Hachour, 2012, p. s.d) justement parce qu’il combine du « multimédia » et de la « structure hypertexte ». Cette perspective met l’accent sur le fait que ce média « répond aux critères de l’hypermediacy dans le sens où la structure hypertexte, ses liens internes et le rapport entre le contenu et ses formes d’expression sont augmentées d’outils de traitement et de transformation actionnables par l’utilisateur » (p. s/d).

Donc, si l’Internet, comme support de relation (espace, temps et agir), nous permet de l’appréhender à partir de sa structuration relationnelle (fondamentalement hypertextuelle en termes de navigation en ligne), il nous conduira alors à le saisir simultanément à partir de l’axe qui trame les actions, les usages ; l’axe qui organise les performances ; l’axe culturel, non matériel, non contournable qui circonscrit le domaine de l’action sur l’interface. Or, jusqu’à quel point le domaine du numérique se laisse-t-il appréhender par une vision réticulaire ? Est-il possible de concevoir une action langagière menant les acteurs à modeler leur existence numérique en fonction de la dynamique des passages successifs dans le flux des multiples captures de l’espace/temps ?

L’idée de passage (network-switch) est au centre de nombreux questionnements philosophiques de l’être et de son rapport au monde. Harrison White (1995) insiste sur « le rejet de la personne comme nomade préexistante et de l’idée cartésienne de l’individu comme acteur » en faveur « des êtres comme moments dans la dynamique des réseaux » (p. 719). Ainsi, la focalisation paraît se déplacer de la « personne » vers la « relation » et nous proposons avec H. White un modèle analytique de l’action et de la culture, dont le réseau est un concept central qui permet de concevoir un « espace social » (p. 705) construit par des relations. Dans cette perspective, l’espace social réticulaire (structuré par des relations) est façonné par la connectivité des éléments.

Compte tenu de tout cela, peut-on affirmer qu’au sein du Web le sens des pratiques inscription elles émerge de la gestion des passages ? Nous partons de l’idée que l’on peut « rendre compte de processus en termes de passage d’un réseau à l’autre » et que cela nous amène à mieux saisir le « mouvement » de la transition, du changement, du déplacement qui se dégage de la performativité inhérente de l’agir sur le Web. Ainsi, nous nous trouvons face à des réseaux à l’intérieur desquels il existe des liens divers et nous assistons à des passages entre ces différents réseaux. Et c’est de l’interaction entre eux (dans notre cas, les différentes pratiques scripturales et opératoires produites dans les multiples réseaux hypertextuels) qu’émerge le sens issu de « l’accumulation des passages réticulaires » (White, 1995). Nous souscrivons, sur ce point, à ce que l’auteur remarque à propos de la vision du temps : « la compréhension du temps lui-même doit changer et s’adapter à la dynamique du système social (…) le temps peut certainement être opérationnalisé en termes d’accomplissement et de perception de passages réticulaires » (p. 719-720).

A la lumière de ces précisions, nous admettons que le sens n’habite pas le réseau et que le sujet ne s’en imprègne pas forcément. Au contraire même, le sens est élaboré au moment des passages, à l’instant même où l’on traverse, sitôt que l’on bouge, dès que l’on se déplace dans le réseau. C’est le passage précisément qui fait sens : il transforme l’essence de l’être lui-même. Mais soulignons cependant que la gestion des passages doit être saisie à partir d’une approche stratégique (White, 1995, p. 719) puisqu’il est question d’aborder l’action sociale au sein des processus socioculturels où le sujet se voit inévitablement impliqué en tant qu’utilisateur des dispositifs numériques et « créateur » des technodiscours.

Partant de l’idée que « les réseaux et les domaines (…) s’interpénètrent dans des domaines réticulaires », l’analyse d’un réseau naît sitôt que l’on constate un type de « lien » créé entre les acteurs. La perception « locale du tissu des liens » que les acteurs construisent est traduite en discours « qui peuvent gérer des mouvements aussi bien qu’un espace » (White, 1995, p. 710). Sans le dire explicitement, H. White postule un modèle analytique performatif. Or, les passages ne sont pas perçus per se mais en discours. Par ailleurs, les nœuds (les points de contact liant les mouvements) qui composent les réseaux changent aussi en fonction des passages : la connectivité du réseau est celle qui façonne la perception de l’espace social. Ce point est fondamental car on est, on existe, on crée et on interprète en fonction de ce que l’on perçoit comme connectivité, voire la « trame des liens ». Dès lors, si nous observons attentivement ce qui se passe sur le mur du réseaux Facebook, pour ne donner qu’un exemple, on peut repérer des nœuds, en tant qu’aménagement graduel et continu d’un technodiscours plurilogal (organisé narrativement) fonctionnant comme un mécanisme d’action tangible dans ce domaine précis. C’est la nature de la textualisation plurilogale numérique qui rend visible les nœuds et donc les passages (les glissements, les actions opératoires des usagers) entre divers réseaux (par exemple, l’hypertexte laisse glisser d’un espace à l’autre, d’un moment à l’autre ; il permet aussi d’atteindre des nœuds… des hyperliens : onglets, icônes) qui changent eux-mêmes en fonction des passages.

Ainsi, d’après cette optique, passer d’un réseau de relations entretenues au niveau de l’interface visible – à l’intérieur de la seule fenêtre que l’on parcourt des yeux – dans un domaine précis (le mur Facebook) à un autre  (par exemple, aller d’une fenêtre à l’autre, d’un profil à l’autre, « passer » par le mur et se plonger dans un hyperlien, etc. : car les parcours sont infinis) provoque simultanément le surgissement de nouvelles relations. Se dégagent alors des rapports intra/inter domaines : entre Facebook et les hyperliens renvoyant à d’autres sites ou domaines. Ces dernières diffèrent des premières : i) les relations « intra » se rapportent à la navigation « (non) volontaire et (non) consciente » sur une surface maîtrisable en termes de saisie visuelle, ii) les relations « inter » correspondent à la navigation « (non) volontaire et (non) consciente » toujours mais sur une surface bien plus étendue et en partie invisible. La traçabilité de ces passages (et donc des traces de présence en ligne) et leur mise en relation sont très différentes aussi : d’une part celles que l’usager peut entreprendre lui-même en surveillant ses mouvements opérés au niveau de l’interface ; d’autre part celles qui sont opérées par l’interface et qui restent généralement hors de la maîtrise des usagers. Or, le repérage de ces transitions constitue de véritables « pratiques inscriptionelles » créatrice de technodiscours natifs ou, en d’autres termes, des sens engendrés dès qu’une rupture dans le domaine devient « visible » par l’effet d’un passage accompli : par exemple se montrer en surface… être présent mais rester dans l’absence ou selon Fanny Georges (2010, p. 7) gérer les indices de vivance. Ces ruptures sont repérées sous forme de relations exprimant le type de rapport sémantique qui a donné naissance à une transformation de la trace et de l’espace, ce qui tient aussi au jeu de présences/absences des acteurs dans la surface.

On peut conclure que c’est la connectivité qui suture les différents réseaux, qui modèle la perception que les usagers ont de l’espace d’immersion et qui affecte, en conséquence, l’appréhension du sens global des activités inscriptionelles. Puisque nous parlons de connectivité « façonnante », il est acquis que la perception (re)construit et (ré)interprète dans une sorte de « métaphore heuristique » (celle de « frontière ») l’espace numérique. Par là même, le/les espace/s-temps changent leur forme, leurs contours, étendent leurs « frontières » au fur et à mesure que l’on parcourt l’hypertexte. Si bien que les activités programmatiques, de par l’effet de la connectivité, se voient affectées d’une sorte d’inflation des « frontières » numériques, spatiales ou temporelles, redynamisées et mises en tension… car la reconfiguration permanente de leur connectivité est inhérente à la structuration hypertextuelle.

Penser l’agir technodiscursif en rapport aux pratiques répétitives, c’est-à-dire des pratiques programmatiques et inscriptionelles, implique que la frontière constitue une médiation intrinsèquement technologique mais dont la fonction dépend de l’agir des utilisateurs. Autrement dit, nous rejoignons Saleh & Hachour (2012) qui estiment que « la reconfiguration sociale, technologique et cognitive des sociétés par le numérique (ré)spécifie donc tous les types de frontières : entre les langues, les cultures, les idéologies, les arts, les genres, les espèces, les machines, les environnements, les discours (…), les espaces (publics/privés), (…) » (p. s/d). Et les frontières, entre le nombre d’espaces coexistant au sein de l’hypertexte, révèlent tout autant des fluctuations constantes qui relèvent principalement des écologies numériques.

Références

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[1]* Profesora nacional de francés (IESLV «Juan R. Fernández», 2007). Magister en Ciencias del Lenguaje (Universidad de Rouen, Francia, 2011). Doctora en Ciencias del Lenguaje (Universidad de Rouen, 2016). Correo electrónico: sabrinabevilacqua@yahoo.com.ar

Ideas, V, 5 (2019), pp. 1-8

© Universidad del Salvador. Escuela de Lenguas Modernas. Instituto de Investigación en Lenguas Modernas. ISSN 2469-0899

[2]. Saleh et Hachour empruntent ce terme à J. D. Bolter et R. Grusin (2000).