À la recherche du nom… Le cas de James Joyce

Noelia Luzar[1]*

Université Toulouse Jean Jaurès

Universidad de Buenos Aires - Facultad de Psicología

Instituto de Enseñanza Superior en Lenguas Vivas «Juan Ramón Fernández»

Instituto Superior del Profesorado «Joaquín V. González»

Argentina

Resumen

El nombre propio –primera marca de identidad de un sujeto– es un tema ampliamente estudiado desde diversas disciplinas de las ciencias sociales. Nombre propio que, sin embargo, es lo menos propio que tenemos. Siempre viene del Otro. El psicoanálisis, en su estudio sobre la constitución subjetiva, aborda esta temática desde la perspectiva de Jacques Lacan. En efecto, Lacan nota como James Joyce logra «hacerse un nombre» más allá del padre a través de su singular escritura, escritura que permite evitar un desencadenamiento psicótico. Y este «hacerse un nombre» le permite ser alguien y marcar un punto de inflexión en la literatura moderna a pesar de la carencia paterna que, en su caso, es radical. Un padre que delegó totalmente su función simbólica. Veremos también todas las vicisitudes que tuvo en su vida personal con su nombre propio y cómo es una temática muy presente en su obra más autobiográfica.

Palabras clave: James Joyce, Nombre, Nombre-del-Padre, carencia paterna, «hacerse un nombre», sinthome.

Abstract

One’s own name - the first mark of identity of a person - is a subject widely studied by several branches of social sciences. Such name is, however, the least we own. It always comes from the Other. Psychoanalysis, in its study of the subjective constitution, approaches this matter from the perspective of Jacques Lacan. Indeed, Lacan notes how James Joyce manages to "make a name" beyond his father thanks to the singularity of his writing, which prevents a psychotic outburst. And the fact of "making a name" allows him to be someone and to mark a turning point in modern literature despite the paternal deficiency that is radical in his case. A father who has completely delegated his symbolic function. We will also see all the vicissitudes he experienced in his personal life with his own name and how this theme is very much present in his most autobiographical work.

Keywords: James Joyce, Name, Name-of-the-Father, paternal lack, "to make a name", sinthome.

Résumé

Le nom propre – première marque d'identité d'un sujet – est un sujet largement étudié dans diverses disciplines des sciences sociales. Nom propre qui est, cependant, le moins propre que nous avons. Il vient toujours de l'Autre. La psychanalyse, dans son étude de la constitution subjective, aborde ce thème depuis la perspective de Jacques Lacan. En effet, Lacan note comment James Joyce parvient à « se faire un nom » au-delà du père grâce à son écriture si singulière, écriture qui permet d'éviter un déchaînement psychotique. Et le fait de « se faire un nom » lui permet d’être quelqu'un et de marquer un tournant dans la littérature moderne malgré la carence paternelle qui est radicale dans son cas. Un père qui a complètement délégué sa fonction symbolique. Nous verrons également toutes les vicissitudes qu’il a connues dans sa vie personnelle avec son propre nom et en quoi il s’agit d’un thème très présent dans son travail le plus autobiographique.

Mots clés : James Joyce, Nom, Nom-du-Père, carence paternelle, « se faire un nom », sinthome.

Fecha de recepción: 03-08-2019. Fecha de aceptación: 13-10-2019. 

À la recherche du nom… Le cas de James Joyce

Le nom propre – l’une des premières marques d’identité d’un sujet – est un sujet largement abordé depuis de nombreuses disciplines spécialement de sciences humaines. Nom propre qui, pourtant, n’est pas du tout propre. Il s’agira donc, pour le sujet, de le « faire propre ». Depuis la Psychanalyse, Jacques Lacan vers la fin de son œuvre aborda la possibilité de « se faire un nom » à partir de l’écrivain irlandais James Joyce qui put se créer un nom dans la littérature moderne à travers sa singulière écriture en évitant ainsi un déclenchement psychotique.

D’où vient ce besoin de « se faire un nom » socialement et, dans le cas particulier de James Joyce : pourquoi a-t-il ce besoin si impérieux de « se faire un nom » ?

Il est évident que Joyce marqua un véritable tournant dans la littérature moderne en atteignant son désir de « se faire un nom ». En fait, le nom de James Joyce continue encore présent dans la mémoire des universitaires que Joyce voulut occuper pendant au moins trois cents ans afin qu’ils puissent déchiffrer les nombreuses énigmes de sa particulière écriture. Il suffit juste de parcourir quelques pages de ses livres, spécialement du dernier, Finnegans Wake, afin de découvrir pourquoi cette écriture se détache autant non seulement par l’incohérence apparente de son texte mais aussi par la présence d’énigmes et de particularités d’une richesse linguistique et littéraire remarquable.  

Ce n’est pas par hasard que James Joyce ait cherché à « se faire un nom ». En effet, le thème du nom propre ne fut pas sans intérêt dans la vie ni dans l’œuvre de l’écrivain irlandais James Joyce. On verra l’importance du nom propre dans son œuvre et les anecdotes avec le nom qu’il eut dans sa vie personnelle qui ont laissé certainement une trace – trace qu’il put reprendre après dans son œuvre littéraire – et comment Lacan prend cet écrivain irlandais comme un cas possible de stabilisation psychotique sans analyse, stabilisation connue comme sinthome et dont Joyce fut le paradigme.

Le nom propre dans la vie de James Joyce à partir de ses données biographiques

Le nom propre dans la vie de l’écrivain irlandais a été objet d’étude de ses biographes puisqu’il présente des curiosités qui méritent d’être étudiées. De nombreux auteurs ont travaillé sur ce sujet. C'est le cas du psychanalyste brésilien Sérgio Laia (2003) qui reprend une donnée biographique sur le nom propre dans la tradition familiale de James Joyce. C’est son propre père, John Stanislaus, celui qui a rompu une longue tradition familiale qui consistait à avoir un seul fils, garçon, et à l’appeler « James » : cette tradition maintenait une « orgueilleuse et peu commune lignée familiale de succession de premiers-nés hommes » (Jakson et Costello, 1997, cité dans Laia, 2003). James Joyce non seulement n’était pas fils unique, mais, il n’était pas le premier-né non plus, car le premier-né de sa famille meurt quelques jours après sa naissance. James Joyce fut le plus âgé – puisque l’aîné était mort – d’une série de frères et sœurs, bien que son père l’ait traité comme fils unique. La mort de son frère aîné laisse à James « le choix forcé de rompre avec trois générations de fils uniques et lui assigne le nom des patriarches morts » (De Battista, 2016). James Augusta Aloysius Joyce, son nom complet, « est venu remplacer le premier-né décédé deux semaines après la naissance » (De Battista, 2016). On voit bien que depuis sa naissance l’écrivain a dû faire face à des questions de suppléances...

Face à cette « faille paternelle » de rompre la séquence ancestrale dont les Joyce étaient si fiers, Laia interprète que l’écrivain James Joyce, à travers son œuvre, va faire face et « suppléer la non-symbolisation d'une ‘carence’, d'un trou incarné par le père » ; cependant, il ne s’agit pas d’un symbole qui complémenterait la faille paternelle mais plutôt le fait que son œuvre « se tisse [teje] comme un ‘sinthome’ qui tout en ayant le père comme pivot, elle permet à Joyce d’imposer son nom au monde et, ainsi, forger sa propre version de ce qui pourrait faire office de paternité » (Laia, 2003). En effet, l’œuvre joycienne explore les thèmes de la Création, de la Genèse et particulièrement celui de la paternité, le grand thème d’Ulysses. Selon Laia, « Joyce décompose, dans l’exercice même de l’écriture, la maîtrise rhétorique avec laquelle son père chercha à répondre, à partir d’une récusation, la faille incarnée devant la tradition familiale » (Laia, 2003). Avec beaucoup plus de ressources que celles de son propre père, Joyce avait de quoi répondre à cette carence paternelle, surtout grâce à son intelligence extrême et à sa sublime rhétorique. Ainsi, il put suppléer cette carence, cette faille de son propre père : une faille dans la fonction symbolique.

Sachant que parmi les fonctions symboliques du père, on trouve celle de donner un nom à son fils un créant un lien de filiation ; face à cette faille paternelle, James Joyce s’est vu forcé à s’inventer un nom, à se créer un nom. Et cela à partir de son désir de « se faire un nom ».

Jacques Lacan qualifia le père de Joyce comme un père « carent, radicalement carent » et il centra cette question autour du nom propre : « c’est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle » (Lacan, 1975-76, p. 94). En d’autres termes, le fait de « se faire un nom » lui a permis de compenser cette carence.   

À bien des égards, John Joyce fut très insatisfaisant en tant que père. En effet, le psychanalyste argentin Roberto Harari le caractérise comme « égoïste, irresponsable, buveur invétéré, flattant toujours son passé (...), brutal, menaçant, capable d'écraser son fils » en menant la famille à la ruine et en perdant de nombreuses propriétés. Sans oublier qu’il fut accusé de simonie par le fait d'être un participant à la corruption de l'Église (Harari, 1996, p. 133). Nous comprenons pourquoi Lacan a dit que le père de Joyce avait négligé à peu près tout… (Lacan, 1975-76, p. 88).

Et pourtant, il était aussi un homme aux multiples talents : il se distinguait par sa voix lorsqu’il chantait et par ses dons histrioniques. À sa manière, on peut affirmer qu’il était un artiste aussi. Il était un conteur d’histoires, un personnage expérimenté de Dublin avec des compétences orales explosives et un génie exceptionnel. Nombre de ces attributs, notamment son sens de l'humour et son amour de la musique, ont été directement transmis à « son fils préféré », James (Gross, 1974, cité dans Harari, 1996, p. 134).

Revenant sur le thème du nom de James Joyce, la psychanalyste Julieta De Battista se demande pourquoi Lacan disait que le nom propre lui semblait étrange et assure que « la constellation de sa naissance n'augurait pas un chemin facile », reprenant également l’idée de Lacan selon laquelle : « on ne pouvait plus mal partir que lui" (De Battista, 2016 ; Lacan, 1975-76, p. 15).

Dans la biographie de Richard Ellmann – le grand biographe de l’écrivain irlandais, surnommé « le meilleur lecteur de Joyce » (Joyce et Ingberg, 2013, p. 26) – on trouve une série de malheurs concernant son nom propre. Ellmann raconte la tradition familiale mentionnée juste avant selon laquelle le nom « James » n'était pas du tout nouveau dans sa famille : en effet, son arrière-arrière-grand-père, riche propriétaire de Cork, avait nommé ainsi son fils, l'arrière-grand-père de l'écrivain, au début du XIXe siècle. À son tour, ce premier James de la famille Joyce appela son fils unique « James Augustine Joyce », le grand-père de Joyce. Lorsque ce dernier, James Joyce, souhaitait poursuivre cette tradition familiale consistant à appeler son fils unique, James, il rencontra un employé de la société civile « passionné de boissons » qui l'enregistra sous le nom de John, brisant ainsi cette curieuse tradition familiale (Ellmann, 2002, p. 28). John, le père de l'écrivain, était le seul enfant d'un enfant unique, en ce sens la tradition consistait également sur ce fait : un seul fils nommé James (Ellmann, 2002, p. 30).

John Joyce s'est occupé d’engendrer presque autant d'enfants que d'hypothèques – quatre fils et six filles et il perdit toutes ses propriétés héritées à cause d’onze hypothèques (Ellmann, 2002, p. 37). Son premier fils est né en 1881 mais n'a pas pu survivre. « Ma vie a été enterrée avec lui », s'exclama John, mais peu de temps après, sa femme était à nouveau enceinte. Le 2 février 1882, son deuxième fils, James Augusta Joyce, fils de John Joyce et de May Murray, est né. L'intention de son père était de l'appeler Augustine, mais il fut appelé « James Augusta Alloysius Joyce ». À ce propos, De Battista précise qu'Augusta est un nom féminin, contrairement à « Augustine » qui est masculin et signifie « augmenter » (De Battista, 2016). Ce nom choisi par son père, mais modifié par l'ivrognerie du clerc, n'est pas passé inaperçu par l'écrivain – comme le souligne Ellmann – et c'est précisément pour cette raison qu'il a nommé le personnage d'Ulysses, Léopold Bloom, avec le nom de Paula comme second prénom (Ellmann, 2002, p. 37). Un autre fait curieux est que le nom du père il l’a utilisé pour nommer son troisième fils, juste après James, John Stanislaus Joyce (« Stannie »), auteur de l'une des biographies de Joyce et avec lequel l'auteur avait plus d'affinité (Ellmann, 2002, p. 37).

En ce qui concerne le nom de famille, Joyce dérive du français « joyeux » et du latin jocax et selon son biographe, Ellmann, Joyce a soutenu que « la littérature doit exprimer ‘l'esprit sacré du bonheur’ (joy) » et il prenait ainsi son nom de famille comme un présage. Cependant, au-delà du sens de son nom de famille, il s'appelait lui-même « James Joyless », ce qui signifie l'absence de joie, « Joyce du Désert » et « Joyce du Mal » (De Battista, 2016 ; Ellmann, 2002, p. 28). En fait, il existe des descriptions de son isolement mélancolique lorsqu’il était petit (De Battista, 2016) qui répondent davantage à cet aspect de son surnom.

Par ailleurs, Ellmann ajoute que Joyce était au courant de l'analogie entre le nom de famille de Freud et le sien. Il considérait le nom de Freud comme un homonyme, bien qu’il ne l’accepte pas de très bon gré (Ellmann, 2002, p. 28). Joyce n’a jamais bien accepté l’introduction de la psychanalyse dans sa vie, même s’il a dû consulter un psychanalyste lors du déclenchement psychotique de sa fille, Lucie. En effet, lorsque Jung fit le prologue d’un livre dont le sujet central était des commentaires sur Ulysses, il assurait que le livre de Joyce était un exemple du fonctionnement d’une mentalité schizophrène. La réponse de James Joyce fut « Pourquoi Jung me traite-il ainsi ? Il ne me connaît même pas. Les gens veulent me faire sortir d’une Église à laquelle je n’appartiens pas. Je n’ai rien à voir avec la psychanalyse ». À ce moment-là son interlocuteur lui répond que la seule explication possible qu’il avait trouvée concernant le commentaire de Jung était la traduction du nom de Joyce à l’allemand. Peu de temps après, même si Jung nuança son commentaire, Joyce l’a qualifié directement « d’imbécile » (Ellmann, 2002, p. 700).    

On voit bien que le nom de James Joyce n’est pas un sujet sans conséquences dans sa vie. Il a laissé certainement des traces qu’il put récupérer ou, d’une certaine manière sublimer à partir de son œuvre. On verra donc comment il put faire quelque chose avec. Et non seulement avec son nom propre mais aussi avec son symptôme.

Le nom propre dans l’œuvre de James Joyce

Nous trouvons dans l’œuvre de Joyce une grande profusion de noms propres, « beaucoup d’entre eux suivis et unis par le signe égal pour désigner, par exemple, le même individu » (Harari, 1996, p. 145) ; nous trouvons également beaucoup de surnoms et une grande diversité et fantaisie de ses propres signatures, sans oublier une grande quantité de jeux de mots à partir des noms. De plus, Joyce écrit de nombreuses réflexions sur le nom propre, il semble être un thème qui l’intéresse et qu’il introduit dans ses œuvres : il existe une « valorisation maximale du nom propre dans Joyce », dit Harari (Harari, 1996, p. 145). Nous analyserons après quelques fragments de ses œuvres qui le prouvent.

Très tôt, depuis son adolescence, Joyce voulut devenir quelqu’un et se faire un nom, et, de cette manière, Joyce réussit à suppléer la carence paternelle (Lacan, 1975-76, p. 94). Mais, tout d'abord, il chercha un nom dans la religion. Pendant son éducation jésuite, il se sentait un peu « le rédempteur », celui qui viendrait « façonner dans la forge de (son) âme la conscience incréée de (sa) race » (Joyce et Alonso, 2011, p. 293). Pourtant, « rédempteur » était encore un nom timide, ce n'était pas encore son propre nom (Luzar, 2014). Joyce croyait être un rédempteur et se sentait « appelé de manière impérieuse ». Cependant, ce nom de « rédempteur » n’est pas aussi évident dans l’œuvre de James Joyce. Selon Jacques Aubert, il existe des indices de cette croyance, notamment chez Stephen, le héros (Aubert, cité dans Lacan, 1975-76, pp. 79-80).

En ce qui concerne le thème de la religion et les noms de Joyce, lors de la conférence sur « Joyce le Symptôme » de juin 1975, à partir d’une confusion justement du nom de cette conférence, Lacan nomme James Joyce comme « Joyce le Symptôme » – précisément le nom de cette conférence – et il souligne que le symptôme provient étymologiquement du sinthome et que Joyce le sinthome a une homophonie avec la sainteté, le saint homme, et fait allusion à une référence au saint. (Lacan, 2001, pp. 519-520). Ce qui reste encore à savoir c’est pourquoi il choisit le nom de « Joyce le Symptôme » pour l’écrivain qui représente cependant le paradigme du sinthome.

Rappelons que la distinction entre symptôme et sinthome à partir du cas de Joyce consiste à considérer son symptôme à partir de sa carence paternelle et qu’il se situe au niveau du mot qui s’impose chaque fois plus dans son écriture et, en revanche, le sinthome est justement ce qui « compense » ou « répare » [le] lapsus du nœud : le lieu de la carence paternelle – en tant que fonction symbolique – Joyce l’a suppléé avec son art, c’est-à-dire sa singulière écriture et avec le désir de « se faire un nom » (Schejtman, 2013, p. 106).

Et, justement, lorsque l’écrivain découvre que sa vocation religieuse en tant que « rédempteur » n’était pas le meilleur chemin afin de poursuivre son désir, Joyce dans la peau de Stephen – alter ego de Joyce dans Ulysses et dans Portrait d’un jeune homme en artiste, ses œuvres autobiographiques – décide de changer la religion par l’art. Son désir est désormais celui de devenir « L’artiste », il ne s’agit d’être juste un artiste mais « L’» artiste.

Pourtant, il semble pertinent de remarquer que ce passage de la religion à l’art a eu quelques événements intermédiaires qui ont pu marquer la transition de ce passage : d’une part, la célèbre scène de la raclée que les copains de Stephen lui donnent et qui est racontée par Joyce dans Portrait d’un jeune homme en artiste. Et justement le moment qui précède cette raclée coïncide avec la défense de Stephen du poète Byron[2], très connu par son hérésie. C’est justement par cette raison que ses copains – des étudiants d’une école jésuite au début du XXe siècle– commencent à l’appeler « hérétique » et à le frapper.

Ce surnom, « hérétique », venait aussi d’autres – dans le cas de Stephen de ses copains d’école – dont Joyce ou Stephen voulait se séparer. Ce fait ouvre une nouvelle dimension du nom propre, celle des surnoms – parfois, des véritables injures – qui viennent de l’Autre – ou des autres imaginaires – aussi. Peut-être que ce soit ce fait le tournant qui l’a poussé à chercher un autre chemin – non plus celui de la religion – afin de se faire un nom. Et il le trouva du côté de l’art et de la littérature, en passant ainsi de la sainteté à l’art.

D’autre part, on peut penser aussi que l’autre raison du changement de voie pour devenir quelqu’un concerne sa vie et surtout tous les changements produits à partir de l’âge de l’adolescence avec le resurgissement des pulsions sexuelles. En effet, il ne suivait pas trop la vie chaste et pure proposée par sa prétendue vocation de curé et par les pères jésuites. La confession de péchés qu’il avoue dans le Portrait d’un jeune homme en artiste (Joyce, 1916, p. 123-166) – et dont il se sent, quand même, assez coupable – montre bien qu’il préférait sans aucun doute la vie d’un artiste plutôt que celle d’un religieux.

Il semble évident pourquoi il a décidé de changer son destin. Sur ce point, nous remarquons surtout son propre choix, celui du chemin de l’art. Et justement, l’étymologie du mot « hérésie » provient du grec haeresis, c’est-à-dire, choix. En tant qu’hérétique, il peut se séparer des réseaux qui l’attachaient. Ces identifications qui le laissent attaché à ce que l’on attendait de lui : le fait d’être un excellent étudiant d’une école jésuite le menait directement au chemin de la religion, on attendait un curé de lui. Joyce a eu besoin de s’éloigner de la religion, il a dû quitter l’Irlande pour se faire un nom en tant qu’artiste et se séparer ainsi du chemin proposé par les autres.

D’ailleurs, Joyce se montre absolument fasciné par cette nouvelle position, celle de l’hérétique (Aubert, cité dans Lacan, 1975-76, p. 190), trait que Lacan même reconnaît comme propre : « Joyce choisit, en quoi il est, comme moi, un hérétique ». L’hérétique est celui qui choisit. Et il ajoute : « Il faut choisir la voie par où prendre la vérité » (Lacan, 1975-76, p. 15).

Or, d’où vient ce besoin de James Joyce de « se faire un nom » ?

On déjà a mentionné la question sur la carence paternelle que Lacan appela « forclusion de fait » ou « Verwerfung de fait » (Lacan, 1975-76, p. 89). Rappelons que la forclusion est un terme que Lacan prend du Droit et de la Linguistique afin de désigner l’exclusion hors de l’inconscient du signifiant du Nom-du-Père, en d’autres termes, le père symbolique. Il s’agit d’un rejet d’un signifiant qui n’est jamais entré dans l’inconscient. Ce phénomène concerne particulièrement la structure des sujets psychotiques.  

Pourtant, c’est la première et la seule fois où Lacan utilise ce signifiant « de fait » pour qualifier la forclusion. Et il le fait justement pour le cas de Joyce. Il n’a jamais utilisé le terme « psychotique » pour définir sa structure, mais il s’est demandé dans un cours du séminaire XXIII s’il était fou (Lacan, 1975-76, pp. 77-89). Précisons quand même qu’en psychanalyse la folie n’est pas réservée exclusivement à la psychose : des névrosés peuvent parfaitement passer par des périodes de « folie », comme par exemple la « folie hystérique ». Joyce était-il psychotique ? C’est une question qui dépasse largement l’objet de cet article mais il est clair qu’il s’agit d’une question qui s’impose.

En revenant à notre sujet, nous avons, d’un côté, un père carent, « radicalement carent » (Lacan, 1975-76, p. 94) qui « non seulement ne lui a rien appris, mais qu’il a négligé à peu près toutes choses » (Lacan, 1975-76, p. 88) ; et, d’un autre, nous connaissons l’importance de la fonction symbolique du père dans la filiation et dans la transmission du nom : bref, le nom du père ou le signifiant du Nom-du-Père. C’est justement là où Lacan distingue le père comme nom et comme celui qui nomme. En quelques mots, Lacan résume et précise en quoi Joyce devient le paradigme du sinthome : le père est « cet élément quart sans lequel rien n’est possible dans le nœud du symbolique, de l’imaginaire et du réel (…). C’est là que ce qu’il en est du Nom-du-Père, au degré où Joyce en témoigne, je le coiffe aujourd’hui de ce qu’il convient d’appeler le sinthome » (Lacan, 1975-76, p. 167).

À la lumière de cette construction théorique, nous prendrons quelques fragments d’Ulysses qui reflètent bien cette carence paternelle et ce qu’un fils pourrait faire pour la suppléer, la compenser. Joyce écrit sur la paternité et sur la possibilité qu’un fils n’ait pas de père. C’est le neuvième chapitre d’Ulysses où le thème de la paternité est clé : « (…) le Père était Lui-même Son Propre Fils[3] (…) si le père qui n’a pas de fils n’est pas un père le fils qui n’a pas de père peut-il être un fils ? » (Joyce, 1922b, p. 356) et il propose que le fils soit « Lui-même son propre père » et juste après il commence à parler des noms.

Dans Ulysses encore, juste après le fragment sur la paternité ou plutôt sur la carence de paternité, Joyce commence à aborder le sujet des noms. On voit là aussi le rapport entre la paternité et les noms, présenté d’abord par Joyce et travaillé après par la psychanalyse ; là encore on peut voir comment l’art s’anticipe aux psychanalystes[4]. Lorsqu’il aborde ce sujet, on trouve des énoncés comme celui-ci de la part de Stephen : « Qu’y a-t-il dans un nom ? C’est-ce que nous nous demandons dans l’enfance, lorsque nous écrivons ce nom qu’on nous dit le nôtre » (Joyce, 1922b, p. 359).

À la page suivante, on trouve comme réplique à Stephen : « Vous faites bon usage du nom (…) Votre propre nom est plutôt étrange. Je suppose qu’il explique votre humeur imaginative » (Joyce 1922b, p. 360).

Chez Joyce, le nom propre est quelque chose qui est étrange et qu’il valorise « aux dépens du père. C’est à ce nom qu’il a voulu que soit rendu l’hommage que lui-même a refusé à quiconque » (Lacan, 1975-76, p. 89). Et il est clair qu’il a voulu rendre cet hommage au nom qu’il s’est fait au-delà du nom reçu de son père qui n’est plus le même.

Cette étrangeté qu’il sentait avant vis-à-vis de son nom répondait peut-être à ce nom propre – pas tellement propre – reçu de son père. Il cherche donc à se faire un nom, son véritable nom propre. Et il y arrive.

« Se faire un nom »

Le désir de « se faire un nom » surgit pendant la Renaissance et c’était surtout lié à l’art : beaucoup d’artistes cherchaient la reconnaissance et c’est à ce moment-là qu’apparaît la notion de « célébrité ». La nomination devient donc très importante car elle transmet aussi les talents et elle permet de constituer des lignes de filiation (Klapisch-Zuber, 2019, p. 44-45). C’était la manière des artistes d’être reconnus et de rester dans le temps en laissant une trace d’eux-mêmes dans l’histoire.

« Serait-ce que le personnage ‘artiste’ n’ait émergé que parce qu’il était re-nommé, donc reconnu ? Se faire un nom, aurait-ce été aussi le choisir, ou remplir au mieux celui qui vous était attribué ? » (Klapisch-Zuber, 2019, p. 45). Quoi qu’il en soit, on ne peut pas douter que c’était la manière des artistes d’avoir une place dans l’histoire et de continuer à être vivants même après leur mort.

Et c’est justement ce que James Joyce a cherché : la reconnaissance et la possibilité d’avoir une place dans l’histoire de la littérature. Et, à travers elle, essayer de réveiller une ville aplatie, endormie et même « paralysée » par la présence de l’Empire britannique. Selon Joyce, un véritable fléau pour le peuple irlandais. Dublinois n’était qu’une description de la paralysie d’une ville comme Dublin à l’époque.

Ainsi, les artistes à partir de la Renaissance étaient « re-nommés » par leurs œuvres : le nom de naissance pouvait se voir affecté et l’artiste était ainsi re-nommé par un « nom d’honneur ». Aux XVe et XVIe siècles, il était fréquent que l’artiste reçoive un surnom qui pouvait ou bien disparaître lorsqu’il n’était plus dans son « heure de gloire », ou bien leur rester durablement attaché et rester pendant longtemps dans la mémoire de ses disciples (Klapisch-Zuber, 2019, pp. 68-70).  

Ce n’est pas très loin de ce que James Joyce a cherché à faire lorsque, convaincu de la grandeur de son œuvre, il considérait mériter la reconnaissance du monde (Harari, 1996, p. 83). À ce sujet, Lacan affirmait que le texte littéraire, malgré ses apparences, n’a aucun effet, sauf chez les universitaires dont Joyce disait qu’ils s’occuperaient de lui pendant, au moins, trois cents ans et, de fait, il est devenu quelqu’un de très important (Lacan, 1975a, p. 3).

Cependant, pour devenir quelqu’un ou se faire un nom il faut le mériter. En effet, le fait de se faire un nom implique un autre nom, non pas le patronymique. Précisément, c’est le nom créé par le propre sujet le véritable nom de ce sujet en question. La psychanalyste, Colette Soler, définit clairement le nom propre comme le nom qui identifie les traits les plus singuliers du sujet et qui est atteint seulement à travers les actes et les œuvres. D’où le nom propre n’est plus un signifiant de l’Autre – tel est le cas du patronymique – mais un signifiant qui ex-siste à l’Autre, c’est-à-dire qu’il va au-delà de l’Autre (Soler, 2003-2004, p. 23).

Il est évident que l’on ne décide pas où naître, ni quelle langue maternelle parler, ni quelle religion avoir, ni quel nom porter ; du moins au moment de la naissance et pendant les premiers temps : les traits les plus essentiels de l’identité de quelqu’un sont toujours imposés du dehors et c’est le sujet celui qui devra savoir y faire avec.

En tant que psychanalystes, nous avons l’habitude d’écouter les conséquences de ces « impositions » pendant les analyses et spécialement les marques laissées par l’imposition du nom propre, marque d’identité par excellence. « Une analyse digne de ce nom (…) devrait finir avec un nom propre, afin de permettre le sujet de saisir ce qui fixe pour lui son être singulier en dehors de l’Autre, en dehors de l’aliénation » (Soler, 2003-2004, p. 24). Ici, Soler fait référence aux deux moments de constitution subjective : celui de l’aliénation aux signifiants de l’Autre, comme c’est le cas de l’aliénation au nom donné par l’Autre ; et celui de la séparation, justement de ces signifiants de l’Autre et de cet Autre. Dans cette énonciation de Soler, l’expression « pour lui » est cruciale : effectivement, c’est le sujet celui qui crée ce nouveau nom et celui qui croit en lui. Cependant, non pas tous arrivent à « se faire un nom », non pas tous le veulent et non pas tous en ont besoin non plus.

D’un côté, nous trouvons les créateurs, les hommes d’action, ceux qui signent leur œuvre avec leur nom propre modifié par eux-mêmes ; et, d’un autre côté, il y a les névrosés qui suivent plutôt la vocation de l’anonymat. Le névrosé ne sait rien de l’amour éternel qui le lie à la nomination du père (génitif subjectif et objectif), mais, de plus, « il ignore à quel point son nom propre constitue un ancrage, une fixation, un destin nodal, un élément du symbolique qui pourrait lui permettre de signer ses mots et ses œuvres pour se séparer, s'accoucher dans le social, introduire la chose qu'il est (The thing I am) dans le lien du désir – et non seulement la quête de reconnaissance – avec l'Autre » (Lombardi, 2006).

Le fait de « s’accoucher dans le social » implique le fait de « se faire un nom »[5] et cela ne peut pas venir de l’Autre. Le nom que le sujet arrive à se faire est le véritable nom propre, qui renvoie à l’identité qu’il a pu se créer à partir de sa propre singularité et par son choix personnel comme un « véritable hérétique ». Là oui, il pourra signer ses œuvres de son nom propre, le véritable nom propre, et ainsi faire lien avec les autres à partir de cette nouvelle position subjective. C’est un autre nom mais c’est aussi un nouveau sujet, ou plutôt, une nouvelle position subjective.

Ce lien avec les autres est ce qui permet que ce nom, créé par le propre sujet à partir de ses œuvres, reste dans la mémoire de l’humanité et occupe une place dans l’histoire et ainsi se maintenir vivant, au-delà de la mort. Après la mort, ce qui reste c’est l’œuvre et le nom qui souvent va même au-delà du propre sujet qui les a créés. James Joyce continue à exister bien au-delà de sa mort à travers ses œuvres, et le nom qu’il a inventé est toujours vivant dans la mémoire de ses lecteurs.

Si on connaît aujourd’hui James Joyce, nom donné par son père, c’est à partir de sa propre écriture. Il a inventé ce nom, il l’a recréé, il s’est fait ce nom. James Joyce. Ce n’est plus le même nom.

Références

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Luzar, N. (2014). Un nombre para James Joyce. VIII Congreso Internacional de Investigación y Práctica Profesional en Psicología XXIII Jornadas de Investigación XII Encuentro de Investigadores en Psicología del MERCOSUR. Facultad de Psicología - Universidad de Buenos Aires, Buenos Aires.

Schejtman, F. (2013). Sinthome. Ensayos de clínica psicoanalítica nodal. Buenos Aires : Ediciones Gramma.

Soler, C. (2003-2004). La querella de los diagnósticos. Buenos Aires : Letra Viva.


[1]* Profesora de francés (IES en Lenguas Vivas «Juan Ramón Fernández», 1998). Licenciada y Profesora de Psicología (UBA, 2010 y 2017). Magíster en Ciencias del Lenguaje (Adquisición de lenguas) (Paris X Nanterre, 2001). Profesora de Didáctica del Francés, Lengua y Cultura Extranjera y Residencia en el IES en Lenguas Vivas «Juan Ramón Fernández» y en el ISP «J. V. González». Correo electrónico: nluzar@hotmail.com

Ideas, V, 5 (2019), pp. 1-10

© Universidad del Salvador. Escuela de Lenguas Modernas. Instituto de Investigación en Lenguas Modernas. ISSN 2469-0899

[2] George Gordon Noel Byron, appelé Lord Byron (1788-1824) : poète anglais. Beaucoup de ses œuvres, comme par exemple Caïn, produisirent un grand scandale à son époque. Actuellement, il est considéré l’une des plus importantes personnalités du mouvement romantique et l’un des prédécesseurs de la figure du poète maudit.

[3]. Les majuscules appartiennent à l’auteur et on les trouve dans les mêmes mots dans les éditions française et espagnole.

[4]. Lacan dans son hommage à Marguerite Duras rappelle l’idée freudienne qui assure que l’artiste précède toujours le psychanalyste et « qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie ». Et il ajoute : « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne » (Lacan, 2001, pp. 192-193).

[5]. Tantôt l’expression « s’accoucher dans le social » tantôt « se faire un nom » ce sont des actions que la mère ou le père (dans le cas de nommer) font avec leurs fils. Ce dont il s’agit dans ce cas c’est de réaliser ces actions – généralement exercées sur quelqu’un d’autre – sur soi-même, comme une sorte de naissance sociale, de surgissement d’un nouveau sujet.